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Muriel Martinella

L’horreur sublimée


On a tous été Charlie.

Tout le monde se souvient de cette tragédie : le matin du 7 janvier 2015, les journalistes de Charlie Hebdo étaient réunis comme chaque semaine pour la conférence de rédaction. Ils parlaient du livre de Michel Houellebecq « Soumission » qui venait de sortir, ils étaient tous là ou presque, dessinant, plaisantant, grignotant des biscuits quand ont surgi deux hommes cagoulés et armés tirant à vue sur les hommes et les femmes présents. L’attentat dura deux, trois minutes, douze personnes furent tuées.

Dans un récit bouleversant d’authenticité, Philippe Lançon, Journaliste à Libération et à Charlie Hebdo raconte sa reconstruction tant physique que morale après l’attentat.

Un seul chapitre est consacré à l’évènement. Son destin s’est joué en quelques minutes en choisissant l’hebdomadaire satirique de Charlie Hebdo plutôt que le journal Libérationpour ce qu’il croyait être une courte visite avant un voyage prévu à l’étranger. Pris dans la rafale du massacre terroriste la moitié inférieure de son visage sera emportée.

Un autre chapitre relate d’une façon clinique les minutes qui ont suivi. "Les morts se tenaient presque par la main. Le pied de l'un touchait le ventre de l'autre, dont les doigts effleuraient le visage du troisième, qui penchait vers la hanche du quatrième, qui semblait regarder le plafond, et tous, comme jamais et pour toujours, devinrent dans cette disposition mes camarades".

Revenu d’entre les morts, Philippe Lançon revient dans les 15 autres chapitres de ce livre de 500 pages, sur son vécu à l'hôpital, mais aussi sur ce qui s’est passé à l'intérieur de sa tête alors en travaux. Un huis clos où les morts cohabitent avec les vivants.

Une lente remontée des enfers (17 opérations et une greffe d'un morceau de son péroné en guise de mâchoire) décrite avec une admirable maîtrise sans plainte ni pathos. Cette gueule cassée, effigie d’un tableau de Picasso comme il se compare lui-même dans une auto-dérision remarquable, n’accorde pas plus de place au chagrin ("Je n'avais pas du chagrin, j'étais le chagrin"), à la nostalgie, à la colère ou à la haine pour ne vivre que le présent et l'expérience de sa reconstruction.

On l’aura compris, "Le Lambeau" n’est pas un document sur la violence, encore moins sur le terrorisme. Il s’agit, au contraire, d’une magnifique leçon de vie et de courage. Un livre empreint d’une grande douceur en dépit de l’omniprésence de la douleur physique et morale et de l’angoisse.

On le suit dans ce quotidien hospitalier de grand blessé où un arsenal de tuyaux reliés à des machines vient en relai de ses fonctions vitales, et où ses lectures (Shakes­peare, Proust, Thomas Mann, surtout Kafka), la musique (Bach), agissent comme des doudous, des béquilles qui l'aident à le maintenir parmi les vivants, au-dessus d’eux, ai-je envie d’ajouter.

Il y aura un « avant » et un « après » et bien que reconstruit physiquement, Lançon devenu « Monsieur Tarbes » n’aura plus moralement grand-chose à voir avec l’homme qu’il était avant l’attentat.

Nous non plus, en tant que lecteur, ne sortons pas indemne de ce récit intimiste, poignant, passionnant.

Passionnant. Le mot est lâché et c’est là, tout le paradoxe. Comment la souffrance humaine mise en mots peut-elle devenir source de plaisir pour ceux qui la lisent ? Comment Monsieur Lançon a-t-il réussi la prouesse de faire de cette horreur un bijou littéraire ?

Le talent, sans doute, celui d’une langue tendue comme une peau de tambour, le don de soi, l’espérance, la vie qui revient…

Du grand art. Merci Monsieur Lançon.

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