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Muriel Martinella

Passionnément aimé cet "HOMME SANS OMBRE"


Encore ces thèmes de l’identité, du cerveau et de ses mystères que j’affectionne tant dans les livres, ici traités avec brio par la grande romancière Joyce Carol Oastes dont j’attends les nouveaux romans avec la même fièvre d’impatience sans même en connaître le sujet.

Dieu que j’ai aimé celui-ci ! Quelle admirable histoire d’amour !

Margot Sharpe, jeune et ambitieuse scientifique travaillant au laboratoire de Philadelphie est chargée d’étudier le cas Elihu Hoopes, le « projet E.H. ».

On fait la connaissance de cet homme élégant à l’intelligence supérieure en 1965, alors que victime d’une encéphalite à herpès, il est atteint de lésions cérébrales irréversibles. Ce trentenaire en pleine santé physique se retrouve atteint d’une forme rare d’amnésie : s’il a conservé intacts les souvenirs de ses trente-sept premières années, il est désormais incapable d’acquérir de nouveaux souvenirs, de se rappeler de nouvelles informations au-delà de soixante-dix secondes. Ses carnets de notes, dont il noircit fébrilement les pages afin de tenter de retenir cette vie qui se désagrège aussitôt vécue, ne sont que d’un piètre secours.

L’histoire d’Elihu Hoopes et de Margot Sharpe s'étend sur trois décennies et revêt, d’excitante et de brillante façon, nombre de thèmes et de motifs chers à Joyce Carol Oastes.

Il y a cette relation sournoise, oblique, voire torve, qui se noue entre Margot et son « animal de laboratoire » : du côté du sujet, absolument coopératif dans la mesure où il ignore que cette expérience est reconduite jour après jour, une perpétuelle nou­velle rencontre. Du côté de cette passionnée de neurosciences, une alchimie trouble, instable et délétère (où commence la maltraitance ?) faite de curiosité et d’ambition scientifiques, d’empathie et de manipulation et… de sentiment amoureux et de désir inavoué envers celui pour lequel elle a consacré trois décennies de sa vie et de sa carrière. Car oui, insidieusement, cette étroite collaboration jusqu'ici professionnelle débouchera sur l’amour, un amour dévorant, culpabilisant, totalement interdit par le code de la déontologie médicale.

Une relation tendre et violente d’autant plus compliquée que les figures du prédateur et de la proie deviennent interchangeables : avec les décennies, c’est Margot Sharpe qui commence à devenir plus que réceptive à la fragilité d’Elihu Hoopes, c’est Margot Sharpe qui commence à oublier, elle aussi, les événements et les personnes, à confondre ce qu’elle a évité avec ce qu’elle a vécu, à transposer des visages et à ne plus voir passer les années sur le sien… Qui des deux est le plus fragile ?

Au-delà des interro­gations métaphysi­ques (sur l’identité, le temps, l’avenir, le destin…) que ce récit palpitant suscite, on retrouve toute l’acuité psychologique d’Oates sur la relation que l’on entretient avec autrui, ses noirceurs, ses pulsions, ses désordres…

Ne pas se souvenir des choses plus de soixante-dix secondes exige une certaine manière d’écrire. La plupart des paragraphes de L’homme sans ombre ne font pas plus de trois ou quatre lignes, voire une seule, rappelant les tweets dont Oates aime à explorer la brièveté et la fugacité. Les phrases sont dans leur majorité au présent ; courtes, souvent répétitives, pour mieux correspondre à la pathologie d'Elihu Hoopes et aux tests répétitifs auxquels il se livre dans l'unité de recherche de Darven Park ; entrecoupées de scènes issues de la mémoire ancienne d’Elihu Hoopes traduisant un drame vécu dans sa prime jeunesse et qui colle à ses souvenirs comme la glu d'un mauvais rêve.

Fine analyse de la psyché humaine pour un roman solaire.

L’une des histoires d’amour les plus étranges et plus poignantes de la littérature contemporaine que j’ai lues ces dernières années…

L'AUTEUR :

Membre de l'Académie américaine des arts et des lettres, titulaire de multiples et prestigieuses récompenses littéraires, parmi lesquelles le National Book Award, Joyce Carol Oates occupe depuis longtemps une place au tout premier rang des écrivains contemporains. Elle est l'auteure de recueils de nouvelles et de nombreux romans dont Les Chutes (prix Femina étranger en 2005), Mudwoman (meilleur livre étranger en 2013 pour le magazine Lire) et Sacrifice


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