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Photo du rédacteurmurielmartinellaauteur

JE N'AURAIS PAS DÛ REGARDER PAR LE TROU DE LA SERRURE...

Dernière mise à jour : 6 août 2023

Ma p'tite nouvelle parue hier sur le journal hebdomadaire "La Tribune"...


"Je n’aurais jamais dû regarder par le trou de la serrure ni coller mon oreille contre la porte ce soir-là. Ce que j’y ai vu et entendu aurait fait se retourner Lamartine dans sa tombe. Oui, cher Poète, les objets inanimés ont bien une âme et vous aviez raison de vous interroger à leur propos. Depuis, je ne peux plus me détendre dans une pièce sans avoir l’impression que mille oreilles ou mille yeux m’épient et commentent mes faits et gestes. Ce soir-là, j’avais été hébergée chez des amis qui avaient hérité d’une ancienne maison bourgeoise située dans la campagne profonde de la Creuse. C’était une splendide demeure qui avait traversé les décennies sans qu’aucuns travaux ne soit entrepris. La nuit, la maison semblait s’éveiller, les poutres grinçaient, un long borborygme montait des canalisations et le vent s’engouffrait dans les cheminées en gémissant. Autant vous dire que je dormis peu. Il y avait au fond du couloir une pièce condamnée. Une sorte de boudoir qui renfermait les meubles précieux jugés trop vieillots par les nouveaux propriétaires qui les avaient entreposés là, en attendant de s’en débarrasser. C’est de cette pièce qu’en première partie de nuit, mes pas m’ont dirigée, une fois tirée de mon lit par des bruits suspects. C’est alors qu’à travers la porte, ce dialogue insensé m’est parvenu.

— La dernière fois que tu as craqué, c’était quand ?

J’ai fait un bond en arrière. Qui parlait ? La curiosité m’emporta. Collant l’œil au plus près de la serrure, alors que la question se posait une seconde fois, je m’aperçus qu’à chaque syllabe prononcée, une lame du parquet se soulevait comme d’une bouche en mouvement. Et ma stupeur atteignit son paroxysme lorsqu’une voix, précieuse et distinguée, sortit de nulle part en même temps que le voile du lit à baldaquin voisin était tiré brusquement. — Ne parle pas si fort, mes secrets d’alcôve n’intéressent personne ! La voix émanait d’une commode ventrue en bois de rose Louis XV. — Cela ne sortira pas de la chambre, fit encore une fois la lame de parquet qui se soulevait au gré des mots. Allez, dis, quand as-tu craqué la dernière fois et pour qui ? De toute évidence, la lame de bois vibrait de jalousie, elle qui avoua grincer, mais ne jamais craquer pour personne ! À ces mots, la superbe commode galbée en marqueterie de bois précieux, dont l’ouverture en façade présentait deux tiroirs aux poignées de bronze à patine médaille et dont le dessus de marbre rouge de Belgique luisait de mille feux, sembla se gonfler d’orgueil. Je crois l’avoir vu bouger pour se tourner vers cette pauvre lamette de bois ordinaire (un pin sylvestre abattu en Sibérie et vendu comme bois de chauffage — d’où cette certitude m’est-elle venue ? je ne sais, mais je ne m’étonnai plus de rien—). — La dernière fois que j’ai craqué remonte à hier, a lâché la commode avec hauteur. Et pour marquer sa supériorité, elle employa le vouvoiement : vous connaissez ma réputation, très chère, vous n’êtes pas sans savoir mon penchant pour les meubles de style saphique constitués de certaines essences pour lesquelles je ne peux rester de bois ? Elle raconta comment être tombée en amour. …Elle était là, dans son simple appareil, de la loupe d’orme marquetée, toute menue sous son vernis. Une console qu’on amena ici, dans cette pièce, tandis que les derniers rayons de soleil caressaient son décor floral. Cette petite merveille avait été offerte à ma vue le temps que son propriétaire réfléchisse à ce qu’il allait en faire. Soit, allez, deux heures ! Ce fut suffisant pour succomber à l’attrait de ses pieds galbés en forme de petites pattes animales. …Voyez-vous, très chère, je n’en suis pas encore tout à fait remise. Aussi, ne m’étendrais-je pas sur les détails de cet émoi. Un ébéniste d’art vous dirait qu’un trop plein d’émotion risquerait, à sa sculpture, l’éclatement du cœur du bois. À ces mots, la jalousie de la lame de parquet, qui secrètement en pinçait pour cette créature ventripotente, s’enflamma. Mais de sa fente en pâmoison, seul en chuinta un râle à peine audible.

Lorsqu’à la faveur d’une autre invitation, je me rendis à mon post de guet, un silence absolu m’accueillit. Mon œil collé à la serrure ne rencontra qu’une pièce vide. Je m’en étonnai le lendemain auprès de mes amis. Un brocanteur l’avait débarrassée de certaines vieilleries. Ils m’avouèrent aussi avoir comblé les interstices de ce parquet décidément trop bruyant de paillettes de savon, le rendant coi pour plusieurs mois."




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3 Comments

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murielmartinellaauteur
murielmartinellaauteur
Aug 07, 2023
Rated 5 out of 5 stars.

Merci cher invité inconnu ! Oh, oui, je pense que nous en avons une, elle ne se fait pas toujours remarquer...

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Guest
Aug 07, 2023
Rated 5 out of 5 stars.

Texte très intéressant ,voire émouvant ,il est fort probable que les objets inanimés ont une àme,

quant à nous ....en avons nous une....!!

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murielmartinellaauteur
murielmartinellaauteur
Aug 07, 2023
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Merci cher invité inconnu ! Oh, oui, je pense que nous en avons une, elle ne se fait pas toujours remarquer...

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