Babysitter de Joyce Carol Oates
- murielmartinellaauteur
- il y a 5 jours
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De plus en plus désinhibée, l’écrivaine signe un thriller pétrifiant autour d’un tueur d’enfants et d’une bourgeoise adultère.
Nous avons droit, comme dans tous ses romans, à ses petites piqûres de rappel quant au racisme qu’elle semble juger systématique de la police américaine envers les hommes de couleur. Mais son parti pris pour les uns contre les autres, roman après roman, finit par manquer, à mes yeux, d’objectivité. Les bourreaux ne sont pas toujours du même côté, et il serait plaisant un jour, dans un de ses romans, de constater un retournement des rôles comme il en est dans la vraie vie.
Joyce Carol Oates n’a jamais été tendre avec son pays.
Ses œuvres ne cessent de relater la violence d’une société qui ne sait décidément pas vivre ensemble, reprenant les thèmes qui lui sont chers ( les violences faites aux femmes, la pédophilie, la ségrégation raciale et la suprématie de l’homme blanc — pour y revenir —, le force du patriarcat, le droit à l’autodéfense, l’injustice ( à sens unilatéral ).
Ceci dit, je suis tellement férue de son écriture, de son génie de l’intrigue que je me délecte de son œuvre ( elle se dit elle-même incapable de dire combien de livres, de romans elle a écrits. Plus de 100 a priori ).
Passée maître dans l’art de dépeindre la société américaine dans ses tourments, elle signe là un roman de 600 pages aussi époustouflant que « malaisant » ( dirait-on aujourd’hui ) écrit à partir d’un fait divers qui remonte aux années 1970.
Le roman débute comme une scène cinématographique : une femme élégante, sac Prada, foulard Dior de soie rouge, escarpins Saint-Laurent, va rejoindre un homme au 61e étage, chambre 6183. Qui est cet homme dont elle connaît à peine l’identité et qui a éveillé chez elle, d’une simple main enserrant son poignet, des sensations depuis longtemps enfouies ?
La tension romanesque monte au fur et à mesure que l’ascenseur aux parois de verre prend de la hauteur.
Elle vit dans une petite bourgade blanche dans la banlieue de Détroit, onze ans de mariage, deux beaux enfants. Wes, son époux la délaisse pour se consacrer à sa carrière, éteignant une bonne fois pour toutes la flamme du désir. Encagée dans son rôle d’épouse et de mère, Hannah se sent dévorée de l’intérieur par l’ennui, le silence, les habitudes, l’absence d’amour donné sans attente de retour.
Les ingrédients sont réunis pour qu’elle se sente prête à vivre une passion auprès d’un amant dont elle ne connaît pas les véritables intentions.
Elle rejoint donc cet obscur objet du désir devant la chambre d’hôtel n° 6183, en imaginant le meilleur tandis que le pire reste à venir.
Parallèlement, un tueur en série surnommé « Babysitter » kidnappe de jeunes enfants dans la région de Détroit. Les âmes innocentes sont retrouvées nues, parfois mutilées, mains croisées sur la poitrine, leurs vêtements lavés posés près d’eux.
Au gré des enlèvements et des restitutions, la communauté bourgeoise blanche établit mille scénarios sur l’identité du tueur potentiel ( qui ne peut être que noir ). Lorsque les crimes se rapprochent des quartiers résidentiels où elle et sa famille vivent, l’horreur ( ses propres enfants pourraient-ils être la cible de ce tueur ? ) et la culpabilité ( ( elle préfère s’adonner au plaisir de la chair plutôt que de jouer son rôle de desperate housewife ) la submergent.
Toutefois cette partie de l’histoire semble presque anecdotique. C’est Hannah et son adultère toxique qui occupent l’espace dans une belle étude psychologique. On se demande ce qui a provoqué sa personnalité torturée, quel traumatisme elle a subi tant ses agissements déconcertent, énervent même, on a envie de la prendre par les épaules et de la secouer comme un prunier. ( Pourquoi as-tu ce besoin de t’accrocher à cette relation que tu sais être toxique ? )
L’autrice, à travers un astucieux système narratif, distille de vraies et de fausses informations sur le futur de son personnage, dans un page turner qui fait défiler la vie de son héroïne en nous laissant continuellement présager une fin ( qui ne viendra pas ).
Écrit comme un thriller, nous suivons la pensée chaotique d’Hannah portée par un style où des phrases saccadées, des mots hachés, un rythme soutenu, des retours en arrière, une confusion dans la chronologie des faits font qu’il est difficile de savoir ce qui se passe vraiment dans la vie d’Hannah et ce qui relève de ses fantasmes.
Ce qui est certain est qu’un piège cruel se referme sur cette femme bien sous tous rapports, plus habituée aux galas de charité qu’aux rencontres sordides.
Puissance d’une écriture souvent elliptique, portrait au vitriol de la bonne société blanche américaine recluse dans les banlieues chics loin de la réalité de l’Amérique pour un roman impressionnant, très noir et déroutant.
L'AUTEURE
Joyce Carol Oates est née le 16 juin 1938 dans l’Etat de New-York. C’est une femme de lettres à plusieurs facettes : romancière, nouvelliste, poétesse, dramaturge et essayiste. Elle a également publié des romans policiers sous différents pseudonymes ; a enseigné de nombreuses années à l’Université de Princeton dans une chaire de création littéraire ; a figuré deux fois parmi les finalistes du prix Nobel de littérature. Ses deux romans les plus connus sont Blonde(2000) inspiré de la vie de Maryline Monroe et Les Chutes (2004) qui lui a valu le Prix Femina étranger.
RÉSUMÉ
Un thriller corrosif et brillamment orchestré aux frontières de l'horreur.
Hannah et Wes Jarrett forment l'une des familles les plus en vue de l'élite blanche et bourgeoise de Detroit, en cette fin des années 1970. Entre les galas caritatifs et les déplacements d'affaires, ils se croisent à peine, et n'ont plus en commun que leurs deux enfants, choyés par la gouvernante. Par ailleurs, depuis plusieurs semaines, des gros titres abominables font la une des journaux : des corps de garçons sont retrouvés nus, sans vie, comme exposés au public. Un meurtrier dont on ne sait rien, que les médias s'empressent de nommer Babysitter. Alors que la peur couve dans les foyers, Hannah ne se reconnaît plus. Elle, l'épouse fidèle, recherche excitation et aventure auprès d'un mystérieux amant, dont elle ne connaît que les initiales : Y. K. Cependant qu'un piège dévastateur semble se refermer sur elle, les crimes de Babysitter se multiplient... Portrait âpre et percutant d'une élite blanche américaine isolée du monde, Babysitter est un roman fiévreux et corrosif, brillamment orchestré. Corruption des forces de police, hypocrisie, prédation sexuelle, fureur et misogynie des hommes, Joyce Carol Oates n'épargne rien ni personne, et surtout pas les lecteurs.

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